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LES P'TITES HISTOIRES
Pour les Petits et Grands N'enfants ...

LES CHANTS DE LABER par Paddy Kerwan

  Encore allongé dans la paille de la grange ou je dors toutes les nuits, j'étire mes doigts raides et engourdis. Sur mes mains, les éraflures de la veille se font sentir, un peu plus douloureuses. Bah !, elles seront vite oubliées lorsque le travail commencera…
  Et puis ce 5 septembre 1835 est un grand jour pour le « chantier Braz » car nous allons expédier un travail qui nous a demandé des mois et des mois d'un labeur exceptionnel et harassant.
  Il a fallu travailler 12 heures par jour pour venir à bout de cet ouvrage et respecter les délais. Seul le dimanche nous a permis de souffler un peu. Après la messe et une longue marche jusqu'à Mezgouez j'ai pu passer quelques heures en famille et déguster le bon Kig ha farz de la mère.
  Mais depuis un mois, point de repos car nous sommes en retard dans notre chantier. Alors le recteur de Porspoder a obtenu l'autorisation de l'évêque pour que nous puissions travailler le jour du Seigneur et ainsi honorer nos délais.

  Mais ce n'est pas le moment de rêver, je me lève d'un bond, me secoue pour faire tomber la paille, j'enfile ma veste, chausse mes sabots et décroche ma sacoche à outils en passant la porte de la grange.
  Comme d'habitude, je tapote machinalement la poche de cuir comme pour m'assurer que tout est là, ma massette et mes pics. J'attrape également ma besace qui contient mon repas d'aujourd'hui, deux pommes, du pain et un morceau de jambon préparés la veille.

  En traversant les champs de blé vers le chantier je me rappelle de mes premiers jours dans la carrière de Kerglonou et de ma rencontre avec le patron, Monsieur Guiastrennec …
  J'avais alors 14 ans et mon père avait attelé la charrette pour m'accompagner jusqu'à son domicile. Debout devant lui, mal à l'aise et un peu étriqué dans mes beaux habits, Monsieur Guiastrennec m'avait fait jurer devoir et application dans mon travail et surtout fidélité pour son chantier, car les concurrents ne manquaient pas le long de Laber...
  Concernant la motivation, ce n'était pas un problème car j'avais déjà goûté aux travaux des champs et de la ferme et ces métiers là n'étaient pas faits pour moi... Je voulais être un picaou, un costaud qui fend le granite de Laber. Pouvoir dire : " La croix du chemin de Kerhoaden, c'est moi qui l'ai taillée de mes mains, et dans une pierre si dure qui m'a fallu batailler plusieurs semaines pour la piquer… "


  Lorsque le lendemain matin j'avais découvert la carrière, cela avait été un vrai choc. Il régnait dans ces lieux une atmosphère et une animation que je n'avais pas imaginé. Tout d'abord, ce qui surprenait le plus, c'était le son cristallin des outils mélangés aux chants des carriers. Saccadés et rythmés, ces sonneurs formaient une harmonie d'un nouveau genre… Puis venait l'odeur sèche de la poussière de granite, elle ne semblait gêner personne ici.

  Il y avait des hommes au travail partout. Sur le front de taille, en hauteur, et au pied du rocher où des carriers s'affairaient autour des blocs éparpillés sur le plat.

  L'un d'eux me fit un signe et s'avança vers moi :
- « Demat, Erwan, je t'attendais. Je suis Konogan le chef carrier »
  Il me toisa rapidement et me dit :
- « Tu as l'air bien bâti pour ton âge. Pour commencer tu seras faoter men, refendeur… Mais demain, il faudra t'habiller autrement et demander à ta mère une chemise en cotonnade bien épaisse. Fermée au col et au poignet, elle te protégera des éclats… »
  Maintenant, il regardait en souriant mes sabots tout neufs que j'étrennais pour l'occasion :
- « Je crois que tes sabots seront encore plus beaux lorsqu'ils seront couverts de clous… » Dit-il en riant
  Sans comprendre ce qu'il voulait dire par là, je le suivis jusqu'au pied la masse :
- « Erwan, notre roche est une des plus belles de Bretagne. Elle bâtie le port de Brest et aussi nos chapelles et nos maisons. Tiens !... Depuis le mois de juin on reconstruit le phare de la Pointe St Mathieu grâce à elle. »
  Il ramassa une petite chute de granite à ses pieds et me la tendit :
- « Le granite de Laber résiste à tout, froid, pluie, vent et même à nos tempêtes… Essaie de casser ce morceau avec tes mains, tu n'y arriveras pas… Et regarde comme la roche est belle avec toutes ses couleurs. Du rose, du gris et du noir. Tu verras comment ce granite reflète la lumière lorsqu'il est poli… »
  Il prit mon bras et m'entraîna un peu en arrière.
- « Maintenant, regarde le front de taille… Un bon carrier doit avant tout repérer les fractures naturelles qui sont situées dans la roche. Elles sont bien marquées ici, regarde !... Ce sont elles qui déterminent les dimensions des blocs... Mais viens, nous allons monter… »
  Le front de taille était fait de plusieurs gradins et ressemblait à un gigantesque escalier. A chaque niveau, des échelles de bois étaient disposées et des carriers travaillaient.
J'essayais tant bien que mal de suivre Konogan qui grimpait les échelons sans difficulté alors que moi j'avais beaucoup de mal, attentif à ne pas perdre mes sabots dans l'ascension…


  Arrivé au plateau, Konogan m'attendait en souriant. Vu d'ici, on se rendait mieux compte de l'étendue de la carrière et on avait une vue panoramique sur l'Aber-Ildut et sur les nombreux bateaux à l'accostage.
Juste face à nous, une grue chargeait un bloc énorme dans une gabare. A les voir gesticuler, on devinait d'ici les ordres beuglés par les marins et le grutier.

  Sous nos pieds, le front de taille était vraiment impressionnant. Il devait faire au moins cent mètres de longueur et nous nous étions bien élevés d'une vingtaine de mètres… Sur le plateau, non loin de nous, des hommes grattaient la terre à grands coups de pics. D'autres remplissaient de caillasses et de terre des chariots attelés.



- « Il faut bien retirer les arbres et la terre pour trouver la roche… » M'expliqua Konogan.

- « Maintenant regarde comment nous séparons les blocs de la masse. Tout d'abord il faut tracer la ligne de taille. C'est une rainure profonde faite au poinçon et à la massette. La roche se fendra à cet endroit…
Ensuite, on utilise une chanteperce pour forer la roche le long de cette ligne. La chanteperce c'est l'outil dont se servent les gars là-bas !... »
  Il me montrait un groupe de carriers qui tenaient une longue barre à deux mains. Ils la levaient et frappaient verticalement la roche entre leurs deux sabots de bois. A chaque rebond de l'outil ils donnaient un léger mouvement de rotation à la barre.
- « Un bon fendeur pourrait la laisser tomber entre deux orteils sans se faire de mal !... » Plaisanta Konogan

- « Mais tu comprends maintenant pourquoi les sabots sont cloutés de tous côtés… Sans cela, ils ne feraient pas la semaine… »

- « C'est vrai... Mais, il faut faire combien de trous comme ça, et à quelle profondeur ? »
Demandai-je

- « Oh, en général, un trou tous les 15 cm et au deux tiers de la hauteur suffisent pour casser le bloc »

- « Et pourquoi chantent-ils tous comme ça ?... »

- « Regarde bien, les carriers travaillent côte à côte. Alors, grâce aux chants ils frappent en rythme à chacun leur tour et crois-moi, aucun d'eux ne faiblira jusqu'à ce que son trou soit fait… »
Dit-il en riant.
- « Ensuite, regarde là-bas !... Lorsque tous les trous sont faits, on met dedans des coins en fer que l'on appelle des clous. Ils sont plus gros que les trous, alors, lorsqu'ils sont frappés à la masse, le bloc casse sur la ligne de taille »
  Il m'amena un peu plus loin ou la roche était séparée de la masse et ou plusieurs carriers s'affairaient bruyamment.
- « Ici le bloc est prêt à être sorti. Quatre ou cinq carriers l'ont écarté et maintenant il faut l'emmener sur le plat »
  Appuyés sur de lourdes barres à mine, trois carriers faisaient levier pour soulever le bloc tandis qu'un quatrième glissait des rouleaux de bois sous le bloc.

- « Ces rondins s'appellent des roules. Une fois bien placées sous le bloc, elles permettent de l'emmener jusqu'à la chèvre, là-bas… »
  Il me montrait un haut bâti de bois disposé au-dessus du rang, sur le plateau découvert. Une corde pendait, reliée à un treuil à main où des hommes attendaient.
  Non loin d'eux, les quatre carriers réunis roulaient maintenant le bloc sur le banc à l'aide de leur barre à mine. Ils s'encourageaient mutuellement en corrigeant la trajectoire tantôt à gauche, tantôt à droite. Un autre carrier récupérait les rondins laissés à l'arrière pour les replacer devant la pierre. Il y avait ainsi toujours au moins deux roules sous le bloc pour garantir le bon cheminement.

  Arrivé à hauteur de la chèvre, la corde fut solidement arrimée au bloc et le levage commença. En entendait le bois craquer sous le poids du granite et les hommes souffler dans l'effort à chaque passage d'un cliquet de la roue.

  Le gros bloc reposait maintenant sur deux roules et les carriers le libéraient de ses liens.

- « Maintenant il va être poussé jusqu'à un chariot et descendu sur le plat par la route »
M'expliqua Konogan

- « Viens, nous allons redescendre voir nos picaous… »
  Il fallut reprendre les échelles une à une. A chaque rang, les carriers levaient la tête en ma direction et me lançaient un petit salut amical. Ça y est, je faisais déjà parti de leur clan et je n'étais pas peu fier.

  Une fois arrivé en bas, il m'entraîna au milieu des tailleurs de pierre. Ils s'affairaient tous après un bloc massif qu'ils devaient refendre. C'était donc là que j'allais commencer mon apprentissage.

  Konogan s'arrêta près d'un ancien et lui posa la main sur l'épaule pour qu'il fasse une pause dans son ouvrage.
- « Erwan, je te présente Malo. Il te montrera ton travail de faoter men…»
  Le vieux tailleur marmonna un bonjour auquel je répondis et il me tendit ses outils, une massette et un pic. Je les pris sans trop savoir ou il voulait en venir et je faillis les lâcher tellement ils étaient chauds-brûlants…
- « Quand tu travailleras avec moi, tes outils seront chauds comme ça et tes mains froides, sinon tu n'es pas fait pour ce métier… » Me dit Malo.
  Konogan voyant mon embarras s'empressa de détendre l'atmosphère :
- « Malo est un des meilleurs picaou. Vu son grand âge il a formé des dizaines d'entre nous... Tu les vois tous, là, autour de toi. » Dit-il en me faisant un clin d'œil amical et en me montrant les tailleurs autour de nous.
  Malo se mit à rire et me lança :
- « Tu iras voir le forgeron, il te donnera de bons outils comme ceux-là et tu seras le meilleur des picaous… Soit le bienvenu, tu as l'air costaud et le travail n'est pas bien compliqué. Regarde comment on fend un bloc… »
  Et il m'expliqua son travail tandis que Konogan s'éloignait, appelé par d'autres tâches.

  Pour préparer les blocs et les amener aux dimensions voulues, la méthode différait peu de celle pratiquée en carrière. Pour orienter la cassure, il fallait toujours faire la ligne de taille. Ensuite, le pic et la massette remplaçaient la chanteperce. Il fallait creuser des trous rapprochés sur seulement une dizaine de centimètres de profondeur le long de la ligne.
Ensuite, on glissait un clou dans chacun des trous et on les frappait à suivre à la masse, jusqu'à la cassure. Si les trous étaient bien faits et suffisamment rapprochés la face clivée était bien plane ce qui facilitait le travail suivant.


  Lorsqu'on clivait les blocs bruts il fallait vérifier que les faces ne soient pas voilées et bien d'équerre entre elles. Il me montra comment vérifier cela avec deux règles et un bon coup d'œil... Il me montra également comment dresser une face au pic et ce jour là, nous sommes même allés voir le jeune Laouenan qui était occupé à polir une dalle de granite...

  Mais voilà que j'arrive au chantier, retour à la réalité car ces souvenirs sont lointains... Eh oui !... j'aurais bientôt quarante ans et le vieux Malo nous a quitté depuis longtemps, emporté par la maladie des carriers. Aujourd'hui, fini les coups de massette sur les doigts, je suis un bon picaou... C'est vrai qu'il m'a tout appris, l'extraction, la taille au pic et comment révéler toutes les couleurs du granite en le polissant.

  Ce matin, le chantier d'extraction habituellement animé est totalement vide. Même Ronan, le forgeron, à abandonné son soufflet un moment, il est debout sur le pas de sa porte et regarde avec curiosité en direction du port. Des dizaines d'hommes attendent un passeur pour traverser Laber et rejoindre le point de rendez-vous, l'anse Styvel.


  Avant de les rejoindre, je remets à Ronan mes pics à affûter, ils ne me seront guère utiles aujourd'hui.
- « Alors, Erwan, c'est le grand jour ?... Tout le monde est sur le pont et on attendait plus que toi... » Me dit-il sur le ton de la plaisanterie.

- « Oui, le Luxor part aujourd'hui et nous allons tous voir son départ pour Paris. Et crois-moi, après tous les efforts que ce travail nous a demandé, je ne raterais cela pour rien au monde... »

- « Je m'en doute Erwan... C'est vraiment dommage que je ne puisse pas abandonner mon feu, car je vous aurais bien accompagné... »

- « Je te raconterais, Ronan... Tu peux compter sur moi... »
  Mais je vois Floch, un fameux passeur, accoster sur la cale. Je m'empresse de rejoindre mes camarades pour sauter dans sa barque. Le vieux Floch manie la godille depuis tôt ce matin, mais le geste est tellement routinier que la traversée se fait sans peine.

  Lorsque nous arrivons face à l'anse, le Luxor est là, au milieu du chenal, prêt pour son long voyage. Il a été totalement démâté et, comme cela, il ressemble à une énorme gabare. Face à lui, et solidement arrimé, un bateau à vapeur attend le départ toutes voiles dehors. C'est lui, le Sphinx, qui est chargé de le remorquer avec son chargement dans un long périple jusqu'à la capitale.
  Le Sphinx est un bateau exceptionnel avec deux énormes roues à aubes. Les marins nous ont raconté qu'il avait été construit à Rochefort il y a seulement 6 ans, en 1829. C'est le premier bâtiment à vapeur de la flotte militaire française, une puissante corvette pouvant remorquer plus de 750 tonnes à 7 nœuds de vitesse.


  Dans l'Aber Ildut l'animation bât son plein. Des petits voiliers et des barques font la traversée ou tournent en curieux autour des deux navires.
  Malgré l'horaire matinal, lorsque nous accostons, le quai commence à se remplir de badauds et de marins venus voir le départ. Il y a de beaux habits car nombre d'entre eux sont venus spécialement de Brest. Et puis il y a bien-sûr aussi les hommes du chantier Braz et des autres entreprises. Ils sont massés sur les hauteurs, alors je m'empresse de les rejoindre pour profiter moi aussi du spectacle.

  Je salue les compagnons à la volée, nous nous connaissons tous et nous avons rarement l'occasion de nous retrouver si ce n'est pour la fête de l'ascension... Le sourire est sur toutes les lèvres, nous sommes fiers de notre travail, et quel travail... Nous l'avons tous en souvenir dans nos têtes.
  Un jour, nous eûmes la visite de M. Trotté de La Roche, directeur des Travaux maritimes dans le grand port du Ponant. Il était accompagné de M. Hittorf, architecte du Gouvernement. Ils venaient évaluer la qualité de notre matériau pour un projet bien précis qui allait faire la renommée du granite de Laber, le piédestal de l'Obélisque de Louxor à Paris...


  Par bonheur, notre granite se révéla correspondre à la perfection à celui du monolithe égyptien et c'est ainsi que notre patron, Monsieur Guiastrennec, obtint l'adjudication du marché en mai 1834.
  Dès la réception des plans de l'architecte nous avons pu estimer réellement l'importance du chantier. 90 éléments formaient la plate-forme et les trottoirs. Le piédestal quand à lui était composé de 5 énormes blocs, un socle de base de 16 m3, une base de 11 m3, un dé de 37 m3, une corniche de 7 m3 et un acrotère de 5 m3. L'ensemble pesait plus de 208 tonnes.


  Réaliser cette commande nous demanda plus d'une année. Trois des meilleures carrières de Laber participèrent car il fallait trouver la meilleure matière, dans une qualité et les dimensions imposées. Beaucoup de blocs furent écartés pour des défauts ou un aspect trop irrégulier.
  Les carriers les plus expérimentés furent monopolisés. Des forations jusqu'à six, sept mètres de profondeur étaient nécessaires et une seule d'entre elles pouvait demander plusieurs journées et mobiliser deux hommes. Le premier tournait la chanteperce, tandis que l'autre la frappait à la masse. Il fallait bien prendre soin de sortir régulièrement la barre sous peine de bourrage...
  Et lorsque le bloc était enfin libéré de la masse, le travail d'extraction n'était pas non plus simple affaire. Il fallut trouver de nouvelles techniques pour écarter ces mastodontes. Des palans et des cales de bois glissés entre le bloc et la masse nous permirent de les renverser sur des lits de caillasses amortissant la chute.

  Il fallut ensuite réunir tous les blocs extraits au port de Laber. Pour les plus massifs, comme le dé, la première opération consista à soulever le bloc à l'aide de palans pour le poser sur des roules en bois. Puis, à l'aide d'autres palans horizontaux, à le conduire jusqu'à la grève.
  Au moment des vives eaux d'équinoxe, deux gabares de vingt tonneaux furent échouées à droite et à gauche du bloc. Les deux bateaux furent réunis et un système d'attache fait de vergues horizontales et des mâts de hune verticaux, enchaînés au bloc, lia parfaitement l'ensemble.
  A la pleine mer, les deux gabares flottaient avec les blocs et furent ainsi halées jusqu'au port.

  Installés sur le port, les picaous pouvaient commencer leur travail en dressant les faces au pic. Ils maîtrisaient tellement bien leur geste qu'ils étaient capables de s'approcher au plus près du parement fini.
  Moi, j'étais chargé du polissage des blocs. Il fallait tout d'abord supprimer les plus grosses aspérités laissées par le pic. Pour cela, je répandais du sable de grès sur la face et je la frottais avec une lourde gueuze en fonte. Ensuite, pour atténuer les plus grosses rayures, je passais le martin de plomb avec de l'émeri, un composé d'oxyde de fer naturel.
  Enfin, pour arriver au poli brillant, un émeri beaucoup plus fin était utilisé et frotté au bouchon de toile.
Ce travail était long et demandait une grande rigueur. Il fallait bien compter quarante heures de travail pour polir un mètre carré de granite.


  Au début de l'été 1834, le Sphinx remorquant le Luxor entrait dans l'Aber-Ildut. Cette allège de 43 m de long et 9 m de large, avait été spécialement conçu en 1830 pour le transport de l'obélisque depuis l'Egypte. Aujourd'hui elle allait transporter son piédestal. Son fond plat équipé de cinq quilles permettait de répartir parfaitement la charge embarquée et ses deux mètres de tirant d'eau la navigation en eaux peu profondes.

  Le Luxor avait été entièrement démâté car il allait devoir passer sous de nombreux ponts lors de son périple. Pour son voyage jusqu'à Paris, il serait remorqué jusqu'au Havre par le Sphinx, puis un autre bateau à vapeur le mènerait du Havre à Rouen. Quant au voyage de Rouen à Paris il s'effectuerait à la cordelle, tirée par des chevaux.

  Avant que nous ne terminions toutes les pièces du piédestal, le navire fut échoué dans l'anse Styvel, sur une cale construite à cet effet.
Pour permettre le chargement de nos blocs, il fallait ouvrir entièrement l'arrière du bateau en découpant une tranche entière. Les charpentiers, qui avaient déjà effectués cette opération pour le transport de l'obélisque égyptien, avaient fait le voyage jusqu'en Bretagne.


  Après le découpage de la tranche, deux chèvres munies chacune de deux gros palans à triples poulies furent installées à droite et à gauche du Luxor. A l'aide de palans horizontaux la tranche fut sortie le plus délicatement possible car il fallait éviter de briser la quille en remuant cette masse de dix huit tonnes. Elle fut soulevée à l'aide de quatre treuils cabestan puis déposée à côté du navire.

  Nos blocs, une fois terminés, furent transportés par les deux gabares et déposés à proximité du Luxor.
À l'entrée du navire, sur la grève, les charpentiers avait construit une rampe de soixante mètres de longueur en pente douce. Sur cette rampe se trouvait un berceau composé de longuerines reliés par des traversines. C'est sur cette plate-forme que furent posés les cinq blocs du piédestal, suivant l'ordre dans lequel ils devaient être posés à Paris.


  La rampe se prolongeait à l'intérieur du navire dont le fond avait été renforcé pour supporter la masse à venir.
Pour entraîner à l'intérieur du navire les deux cent trente tonnes posées sur le berceau, tout un système avait été préparé. Deux lourdes chaînes étaient amarrées à deux ancres de frégate mouillées à la grève et, sur ces solides points de fixation, un système de cordages, de poulies et de renvois fut relié au berceau via quatre cabestans de dix barres chacun.
  Cent vingt hommes mobilisés pour l'opération de treuillage prirent position aux barres des cabestans et, à un signal donné, entraînèrent le lent cheminement du berceau sur la rampe. Il fallut aux hommes un peu moins d'une heure pour installer les pierres à l'intérieur de la cale.

  Lorsque la cargaison fut chargée en totalité, la tranche du navire fut remise en place et les bordages entaillés remplacés par les charpentiers.
A marée haute, le Luxor fut tiré en rade de Laber Ildut, où il fut relié au Sphinx en vue de son remorquage.

   Tout à coup, un brouhaha me sort de la torpeur et des souvenirs... On peut voir une fumée épaisse sortir des cheminées du Sphinx, signe de départ éminent. En bas, sur les quais la foule est maintenant importante. Tout le monde s'agite pour ne rien perdre du départ.

   Les deux énormes roues à aubes se mettent à brasser l'eau de l'Aber et le convoi avance lentement en direction de la mer. Tous les hommes agitent leur bras et les femmes leur mouchoir en signe d'adieu aux marins restés sur le pont. Nous, picaous bretons, nous nous jetons des regards fiers et émus. Notre œuvre, le fruit de notre travail et un morceau de Bretagne, arrivera bientôt à la capitale...

   Mais il faut déjà retourner au chantier Braz, d'autres commandes nous réclament. Lors du retour, dans la barque du passeur personne ne parle, nous sommes tous perdus dans nos souvenirs, nostalgiques et un peu tristes... Il y aura certainement d'autres beaux chantiers mais seront-ils aussi prestigieux ?...
  Le granite de Laber est un porphyroïde à énormes feldspaths roses d'environ 300 millions d'années (parmi les plus jeunes granites en France, les roches voisines ayant entre 1 et 2 milliards d'années). Il est extrêmement résistant et d'un grand effet décoratif. La situation géographique de l'Aber-Ildut, au bord de l'eau permettait le transport de ce matériau déjà très recherché aux temps mégalithiques. Cette roche atteint une célébrité nationale en 1835 avec la fourniture des éléments du socle de l'obélisque de Louqsor à Paris.

Le granite de l'Aber est associé à de nombreuses constructions :
Le monument américain de Brest érigé en commémoration du débarquement de la première guerre mondiale
Le spectaculaire viaduc de Daoulas en 1871 (sur la ligne de chemin de fer entre Landerneau et Quimper)
Le château de Kergroades (canton de St Renan)
Le phare de la pointe St Mathieu (1835)

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  Les carrières ont permis à de nombreux habitants de la région de travailler. La technique du minage fut largement utilisée pour l'extraction du granite de l'Aber-Ildut mais c'est seulement après la première guerre mondiale que le site fut aménagé pour être exploitées d'une manière plus industrielle. Les foreuses firent leur apparition et permirent une extraction plus performante mais au détriment de la main d'œuvre. Des grues à moteur montées sur rails permirent le transbordement d'énormes blocs. Un vaste hangar abritait les tailleurs, qui grâce à un rail aérien, manipulaient avec aisance les plus lourdes pierres.
  La proximité de la mer faisait la particularité des carrières de l'Aber-Ildut et a participé à leur essor. En effet, la mer était la voie royale pour le transport des pierres taillées et, chaque jour, environ quatre bateaux partaient de l'estuaire de l'Aber.
  Les carrières connurent ainsi une renommée exceptionnelle et employèrent plusieurs centaines d'ouvriers. Mais les méthodes d'extraction changèrent, les méthodes de construction également, alors, petit à petit les carrières fermèrent pour péricliter totalement en 1930.


(Cliquez pour agrandir la carte)
  Aujourd'hui, un joli parcours d'interprétation sur les carrières de l'Aber-Ildut a été aménagé sur le site de Chanter-Braz, à Kerglonou (voir plan ci-dessus).
  Il se trouve sur le sentier de randonnée GR34 qui longe l'Aber-Ildut et est entièrement gratuit et libre d'accès.
Le parcours donne accès aux vestiges du front de taille et au bâtiment qui servait de forge. Des panneaux expliquent l'histoire des carrières à travers différents thèmes : le granite, le socle de l'Obélisque à Paris, la technique d'extraction et de taille des blocs.





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