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LES P'TITES HISTOIRES Pour les Petits et Grands N'enfants ... |
| LES PIERRES DE YAP par J.F. Rafue |
Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'homme ci-dessus pose peut-être devant toute sa fortune...
Nous sommes ici au milieu de l'océan pacifique, quelque part entre les Philippines et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, sur l'île de Yap exactement. Ici, depuis des lustres et encore de nos jours, la pierre est la monnaie officielle.
Cette menue maxi monnaie se présente donc sous forme de disques plus ou moins ronds et plus ou moins grands (les plus grands exemplaires peuvent tout de même avoir un diamètre de 4 mètres et peser jusqu'à 4 tonnes...)
Donc, rien d'étonnant à ce que les fortunés possesseurs laissent traîner leur « argent » au bord des rues.
Mais quelle est l'origine de cette monnaie si particulière ?
Il y a plusieurs siècles, les habitants de Yap se rendirent sur l'île voisine de Palau, à tout de même … 400 kilomètres de là, où ils firent la découverte d'une roche tout à fait particulière : l'aragonite. Inconnue sur l'île de Yap, ils se mirent à extraire de grandes quantités de blocs des grottes et des montagnes de Palau.
Les tailleurs de l'île de Yap ne connaissaient pas le fer, les premières pierres furent taillées en forme de disques à l'aide de coquillages durs et polies à la pierre ponce. Elles étaient percés en leur centre à l'aide de coraux. Ce trou permettait d'introduire un piquet de bois utile au levage ou au roulage des plus grosses pièces.
Les Yapais en firent un moyen de paiement et ces pierres reçurent le nom de rai.
Le voyage en canoë entre Yap et Palau était autrefois périlleux et demandait plus de 5 jours. Beaucoup y laissèrent leur vie ou en sont revenus diminués.
Les risques encourus lors de l'extraction et du transport furent proportionnels au nombre de victimes. La rareté de ces pierres ne fit que s'accroître et leur donnèrent une bien grande valeur aux yeux des habitants de Yap.
Vers 1850, au contact des visiteurs de leur île, les tailleurs découvrirent les outils de fer, ce qui facilita énormément leur production de monnaie. Grâce aux bateaux européens, les Yapais se rendirent plus nombreux à Palau et en ramenèrent des pierres plus grandes.
Mais, direz-vous, comment pouvait-on déterminer concrètement la valeur d'une rai ?...
Plusieurs critères entraient en ligne de compte. Tout d'abord, la beauté spécifique de la roche (on retrouve de l'aragonite dans la composition des perles), mais aussi l'histoire qui se rapportait à la pierre elle-même (son âge, le nombre de victimes qu'ont entraînées son extraction et son transport), et bien entendu sa taille. Le statut social des parties soumises à la transaction avait aussi de l'importance. Ainsi, les pierres qui étaient passées entre les mains de gens riches avaient davantage de valeur que celles que possédaient le commun des mortels.
Tout aussi remarquable est la manière dont les transactions se faisaient sur Yap par le passé. En effet, les pierres qui changeaient de propriétaire ne bougeaient généralement pas de place !... Elles restaient simplement à l'emplacement où elles avaient été déposées à l'origine : le long d'une route, devant une maison ou un quelconque autre édifice.
L'anecdote la plus frappante à ce sujet est celle d'une riche famille de l'île qui possédait un énorme rai que personne n'avait jamais vu et, du reste, ne pouvait pas voir. Et pour cause, leur rai reposait, assuraient ses membres, au fond de la mer. Plusieurs générations plus tôt, un ancêtre était en train de la remorquer sur un radeau attaché à son canoë quand une terrible tempête s'était levée. Cet homme avait coupé la corde en laissant filer le radeau et vit son énorme pierre plonger dans les flots. Comme il avait survécu, il avait pu raconter son histoire, décrire la dimension exceptionnelle et la qualité de la pierre qu'il avait perdu. Et personne n'avait jamais mis en doute la véracité de son témoignage...
Les fêtes et les cérémonies étaient l'occasion d'un important échange de rais. Le chef du village qui donnait une fête et accueillait des troupes de danseurs devait à cette occasion distribuer quelques rais. Les groupes de danseurs rivalisaient d'adresse et d'ardeur pour gagner le droit de ramener quelques pierres.
En une occasion, quatre grandes pierres, chacune si large que deux hommes pouvaient à peine en faire le tour, furent ainsi distribuées parce que les villageois avaient apprécié une série de quatre danses parfaitement exécutées.
Les rais circulaient aussi lors des funérailles, quand il fallait acheter de quoi régaler les nombreux invités, honorer la famille du défunt, faire des présents aux invités de marque. De même, quelques mois après un mariage, le gendre recevait de son beau-père trente petites pierres. Il en gardait deux et redistribuait les autres à sa famille. En temps de guerre, les rais servaient encore à payer les indemnités de guerre, et à récompenser l'assistance prodiguée par les clans alliés. Evidemment, le donneur d'un jour est receveur un autre jour, quand il est à son tour invité à une fête ou à des funérailles.
Les rais servaient aussi à payer une compensation à la famille des femmes choisies comme mispil (la courtisane qui officiait à la maison des hommes). De façon générale, individus et groupes avaient perpétuellement besoin d'argent. Il fallait payer pour avoir une mispil. Les hommes devaient pour cela pêcher beaucoup de poisson, construire beaucoup de maisons. Mais la pêche suppose un canoë, des filets. Là encore, il fallait payer. Les normes sociales exigeaient d'un homme qu'il soit tatoué et dispose d'un habit de fête. Or, les services du tatoueur et du tailleur coûtaient cher. Il en allait de même des services des guérisseurs, des prêtres, et des sorciers.
À partir de 1931, plus aucune pierre n'a été taillée à cause de leur encombrement et de leur poids. Elles ont été peu à peu remplacées, dès le début du 20e siècle, par des dollars américains, tout au moins pour les transactions quotidiennes de faible valeur. Par contre, les achats importants, une maison, un terrain, se font encore aujourd'hui avec des pierres d'aragonite. En outre, elles servent au règlement d'indemnisations.
Compte tenu de son poids et de son volume, le vol d'une rai est chose rare. De plus, les insulaires ont pour habitude d'exercer un contrôle social mutuel et la plupart des habitants de Yap connaissent les détenteurs des pierres et ont un grand respect pour la propriété d'autrui.
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